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Enfantement de la peinture

la maison de l'artiste, tableaux entreposé sur chevalets dans un joyeux bordel

Pourquoi d’emblée les peintures de Patrick Bilheran séduisent-elles, alors qu’on les connaît à peine, ne les ayant, comme c’est mon cas, vues qu’à distance et sur écran ?

Je ne vois que cette hypothèse : c’est qu’immédiatement on y sent palpiter la vie, éprouvant le sentiment vif d’approcher son jaillissement premier. On s’y voit comme convié à l’enfantement du monde. Et qu’est-ce que la peinture, qu’elle soit ou non figurative, sinon la tentative de suggérer, par la matière qui lui est propre, la matière primordiale dont toute chose est tissée ? 

 

Patrick Bilheran ne peint pas en effet la natura naturata, la nature déjà ordonnée et par le langage arraisonnée. Il en peint le bateau ivre ; il peint la natura naturans, la nature toujours inchoative, la vie s’élançant depuis la matière dans l’aventure du monde. 

La fragilité, le tremblé du tracé, le fading des couleurs, la composition décentrée souvent … bien des éléments ne peuvent pas ne pas faire penser, d’emblée, à Cy Twombly. Très vite cependant on voit une essentielle différence. Féru d’archéologie et de mythologie, le peintre américain trace sur la page de la toile des embryons, des graffitis de mots, plutôt que des figures. « Peintre d’histoire », il raconte, comme l’écrit Christian Prigent, « l’épiphanie et l’agonie du signe ». 

Pas de noms esquissés, gribouillés, chez Patrick Bilheran. Mais pas non plus la seule matière (nul affaissement de la peinture en dépôts poisseux). Quelque chose d’autre, qui serait comme l’émergence de gestes émis par la matière elle-même, très en amont de la constitution stable des formes et figures (portraits, paysages). En somme des tracés et taches « préhistoriques », posés dans un avant où ne s’est pas encore décidé s’ils deviendront ou non signes, parce qu’ils ne se sont pas encore détachés des remuements informes de la matière. 

N’obéissant à nul code, une danse improvisée sur le papier ou la toile, qui se traduit par tout un jeu d’écarts, tout un travail de la différance entre dessin et couleur. Danse qui est un combat entre deux forces, celle du trait qui veut s’aventurer dans la vie et celle de la couleur qui veut vivre la sienne en se baignant dans la  matière. Car jamais dans les peintures de Patrick Bilheran la couleur ne vient sagement colorier, remplir une forme déjà définie par le dessin. Chacun, le trait comme la couleur, vit sa vie. Et pourtant, quoique tirant à hue et à dia, à jamais liés, ils font bien couple. Comme font couple, pour l’être-au-monde que nous sommes, notre appartenance à la Nature (au monde de la matière qui en fait la muette substance) et cette condition langagière qui nous donne, en même temps que le pouvoir de toutes les négations possibles, celui d’enfanter des tracés et des signes – des tracés qui sont des signes et des figures en puissance.

Et si cette peinture ne raconte rien de déterminé, de circonscrit ; si elle n’est pas narrative (au sens où l’est la peinture d’histoire), pourtant elle raconte bien quelque chose d’essentiel. Elle raconte le grand combat du vivant humain, du vivant devenu humain. Elle raconte son combat le plus archaïque, qui est aussi celui de la peinture elle-même. Combat qui ne consiste en rien d’autre qu’en latentative d’arracher aux emmêlements confus de la matière le surgissement d’une figure ou d’un paysage. Sur le drap froissédu papier, à même sa fragilité, c’est un accouchement qui se donne à voir. Du blanc, de son néant, on voit surgir des semblants de membres, une forme vaguement de sexe, un embryon de tête. Troué d’orbites, un visage s’esquisse. 

Et ce qui se dit alors sur fond du grand combat cosmiquequi est celui de la matière, c’est celui de l’humaine condition. Entre épiphanie et agonie, confrontée à la finitude, une condition où l’enfantement des formes, figures comme paysages, leur épiphanie, existentielle aussi bien que picturale, jamais n’a lieu sans la sanie et les souillures de la matière ni sans le placenta des couleurs. 

Telle est, immémoriale, la grande leçon de la peinture. C’est elle, celle de son enfantement, au plus loin comme au plus près d’une enfance de l’art, que nous rappellent, aussi fortement que discrètement, les tableaux de Patrick Bilheran. 

 

Jean-Claude PINSON

Patrick Bilheran : Peintre

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On pourrait partir du milieu de sa peinture comme l'on part du milieu des jours. De ce moment où les formats se sont agrandis, où la matière blanche, opaque et le trait, qui étaient dans le remuement des formes et des couleurs dès le début, ont réclamé liberté et espace. Liberté de filer, de pousser, d'entailler, d'arrêter la lumière dans sa masse insoupçonnée, pierre pesante, roulée jusqu'au au bord du vide.

 

Du début, on se souvient de l'inlassable fréquentation de l'intérieur de la peinture: des œuvres aimées, profon- dément aimées celles de Cézanne, Bonnard, Poliakoff... Intérieur clos, tenant la main du peintre, comme un père celle de l'enfant funambule appliqué à parcourir le bord étroit d'une vertigineuse murette. De ce dedans, poussaient déjà les corps abrupts, si singuliers que sont les toiles de Patrick Bilheran.

 

Partir du milieu, donc, pour tenter de dire, que la lumière dans certaines grandes toiles presque blanches de Patrick Bilheran, est trempée de temps, ficelée par le trait qui s'en échappe, revient l'entoure et la contient. Parfois, un trait de rien. Inapparent. Passé là comme un fugueur, comme la course dans les jambes du peintre, le long des coteaux sombres. Course fidèle, qui attache le mouvement à tout le corps, le maintient entre terres et ciels.

 

Que la matière, en se faisant fluide, lisse ou glacée, devient, dans certaines tolles, une force empêchée, herculéenne, tenue seule- ment, comme dans la toile nommée Gaète, à un minuscule promontoire de noir dans le haut. Matière tenue au collet, le promon- toire offrant aux pieds de l'ange l'appui de son saut, et au regard, ce trouble que l'extrême clarté de l'été mêlée à la proximité trop grande de l'eau, peut provoquer parfois, quand la chaleur pétrit la lumière comme un pain. Ou encore cette autre toile de grande dimension (200x170cm), peinte entre les mois de mars et d'octobre 2012, dans laquelle la ligne presque disparue dans la matière blanche, rehaussée seulement d'un cerne rose et gris, court comme une lumière sur un visage. Cerne semblable à celui d'une peau tellement fine qu'elle ne saurait cacher ni le passage bleuté du sang, ni le mouvement à peine perceptible que la beauté ou la fatigue impriment dans le corps…

 

On a parfois dit de la peinture de Patrick Bilheran qu'elle était une peinture de la retenue et de la fragilité. Sûrement, mais ce serait sans compter avec la grande liberté de cette peinture. Libre, quand, d'un même inouvement elle fait, défait, s'empêche, permettant à sa matière de trouver place et d'aller au delà, ou pas. Nous offrant l'intérieur de ses équilibres précaires, et le dehors où ils se déploient. Attrapant le regard à son fil de lenteur puis le lächant. Un peu comme dans de récents diptyques, la ligne, avec la complicité de la matière, traverse, franchit, s'interrompt. Sorte de marche, de foulée claudiquante, soulevant, à même le gris de plomb et l'ocre, la terre poreuse du visible.

 

Libre et forte enfin la peinture de Patrick Bilheran, dans cette autre part de l'œuvre que sont ses dessins, dont nous voudrions dire un mot pour finir. Semblables à ces enfants espiègles qui courent nus pieds dans la terre des chemins, les dessins de Patrick Bilheran courent aux côtés des tolles peintes, les devançant ou les abandonnant à leur foulée, au grès de leur nécessaire liberté. Petits éclats d'audace dans l'embuscade des jours, ils sont la part malicieuse et grave de l'œuvre. Sa part, non pas manquante, mals offerte au manque, livrée à lul sans méfiance Celle qui nous rappelle, que le peintre, comme l'enfant, comme l'homme de cœur est “superficiel par profondeur*”

*Frédéric Nietzsche 

Raphaële LUCCIONI

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